Gironde : les chiffres étranges de la délinquance

La délinquance en Gironde a évolué en 20 ans mais n’a pas réellement changé de visage : le vol reste le délit le plus répandu. Mais les chiffres du gouvernement sont à manipuler avec précaution, comme le prouvent ceux relatifs aux infractions aux conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers. Décryptage.

La délinquance a baissé en Gironde, c’est l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales (ONDRP) qui le dit. De 1996 à 2016, les différents crimes et délits répertoriés par les forces de police et de gendarmerie du département ont diminué de 4,47 %.

En 1996, les véhicules sont les principales cibles des délinquants. Et ces vingt dernières années, le vol sous toutes ses formes apparaît comme le délit le plus souvent enregistré par les gendarmes et les policiers en Gironde.

On remarque également une baisse globale de la délinquance puisque, en 2016, aucun fait n’atteint les 10 000 cas répertoriés.

Quatre crimes et délits disparaisse même des tableaux, toutefois ces faits ne représentaient auparavant qu’un très faible volume de cas enregistrés. Les braquages contre les entreprises de transports de fonds ont même disparu en Gironde depuis 2006. On relèvera aussi la baisse spectaculaire du nombre d’attaques contre les banques l’an passé.

 

Parmi les crimes et délits qui ont le plus augmenté en 20 ans, l’évolution la plus forte porte sur les faits de violence sur enfants avec +537% de faits enregistrés.

 

Mais tous ces chiffres sont à analyser avec précaution, comme le souligne l’ONDRP lui-même, qui préconise la prudence dans l’analyse. Le ministère de l’Intérieur, lui aussi, livre sur son site sa grille de lecture des données de la délinquance. En 2015, Libération consacrait un article sur la fiabilité des différentes données gouvernementales sur la délinquance, il est toujours d’actualité.

La réalité du terrain vient elle aussi changer notre regard, recadrer notre analyse. Il faut toujours garder par exemple à l’esprit que tous les faits de vols ou de viols en Gironde ne sont pas connus des forces de police et de gendarmerie et ne peuvent donc pas apparaître dans les données.

En la matière, l’infraction aux conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers révèle elle aussi une réalité pourtant criante : celle des retenues administratives. Cette procédure à l’encontre des étrangers en situation irrégulière a remplacé la garde à vue pour délit de séjour irrégulier, qualification supprimée en 2013. Elle n’apparaît donc plus dans les chiffres officiels même si la réalité vécue par les immigrés sans papier reste inchangée.

« Les étrangers sont libres à Bordeaux »

Il est 17h45, il fait chaud sur le trottoir de la rue Causserouge à Bordeaux. Une dizaine d’immigrés attendent l’ouverture des locaux de l’Association de Solidarité avec Tous les Immigrés (ASTI). La plupart viennent ce mercredi soir pour bénéficier de l’aide juridique apportée gratuitement par les bénévoles de l’association, afin d’avancer dans leur démarche de régularisation.

Parmi le petit groupe, Mokhtar Khireddine, maçon de 58 ans, originaire d’Algérie. Arrivé sans papiers en France en 2005, il a été régularisé en 2010. Aujourd’hui il veut faire avancer sa demande de logement social. L’homme est très reconnaissant. « C’est grâce à eux si j’ai obtenu mes papiers. Ils m’ont aidé au niveau de la préfecture. Dès que j’ai un mail à envoyer, comme aujourd’hui, je viens ici. » Tout sourire, il loue le dévouement des bénévoles : « Ces gens viennent après leur boulot pour nous accompagner de 17h jusqu’à 21h ou 22h. Il n’y a pas beaucoup de gens à être aussi généreux. Ils sont super gentils, l’ASTI c’est ma famille à Bordeaux. »

Tout n’a pas toujours été simple pour Mokhtar. Le travailleur en bâtiment se souvient de sa peur dans les rues bordelaises sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy : « Lorsque Sarkozy était au pouvoir, c’était très chaud. A l’époque je ne pouvais pas aller à la Gare, il y avait trop de risques de me faire contrôler. Je restais dans les endroits sûrs. Depuis que les socialistes sont au pouvoir, on n’a plus tous ces contrôles. Aujourd’hui, les étrangers sont libres ici à Bordeaux. »

Le séjour irrégulier sur le territoire n’est plus un délit

La chute brutale du nombre d’infractions aux conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers en Gironde à partir de 2013 n’est pas due à une hypothétique clémence du Président Hollande, ni à une disparition des faits en eux-mêmes mais à une dépénalisation de ces infractions suite à une directive européenne. C’est ce que confirme Julie Aufaure, juriste intervenante pour La Cimade au centre de rétention administrative de Bordeaux, pour qui « la gauche a levé cette infraction et l’a enlevée du code pénal. C’est la seule explication à ces chiffres qui ne me parlent pas du tout. » La Cimade est une association qui lutte partout en France pour faire valoir les droits des immigrés.

Aujourd’hui, les immigrés en situation irrégulière interpellés par les forces de police et de gendarmerie vont en centre de rétention et leur nombre n’a pas baissé bien au contraire. Maître Vincent Poudampa, avocat au barreau de Bordeaux et membre de l’Institut de Défense des Etrangers (IDE) atteste de cette réalité : « En ce moment au centre de rétention de Bordeaux, au sous-sol du commissariat, il y a 19 retenus pour 20 places. »

Lorsque le projet de loi a été voté fin 2012, cette décision politique avait été bien accueillie par La Cimade. « À l’époque c’était une bonne nouvelle. Pour nous c’était un combat réussi. Il est inadmissible en France d’être considéré comme un délinquant quand on est sans papiers, explique Julie Aufaure. Mais on s’est rendu compte que la garde à vue avait l’avantage de faire respecter un règlement. La police appelait systématiquement un avocat pour ne pas risquer un vice de procédure. Aujourd’hui lors des retenues administratives, les avocats ne sont plus appelés bien que les immigrés en aient le droit. Il m’est arrivé de lire un procès-verbal de la police où il était écrit : « Monsieur n’a pas voulu voir d’avocat » alors qu’ils ne lui en avaient pas proposé. »

Les chiffres diffusés par le gouvernement sur son portail de données ouvertes data.gouv.fr traduisent donc d’un changement du cadre légal mais non d’une évolution de la politique vis-à-vis des étrangers en situation irrégulière en France. Si les chiffres des infractions aux conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers ne sont pas tombés à zéro c’est qu’il arrive que le retenu soit d’abord poursuivi pour un autre délit. « En 4 ans, je n’ai eu qu’un seul client poursuivi pour séjour irrégulier. Mais il était d’abord question d’un trafic de drogue, témoigne Maître Vincent Poudampa. Mais l’immigration irrégulière n’a pas diminué, c’est un flot continu. »

 

Sur les 292 cas répertoriés en 2015 par La Cimade et 4 autres associations dans leur rapport, 131 ont été ensuite expulsés hors du territoire. Pour Julie Aufaure, le gouvernement socialiste n’a pas été plus tendre avec les immigrés que le précédent gouvernement de droite : « Sarkozy avait demandé à ce qu’aucune famille ne soit mise en rétention. En juillet 2016 j’ai eu un enfant d’un an dans les bras. Il n’avait rien à faire en centre de rétention. Il y a pourtant d’autres solutions, comme l’assignation à résidence par exemple. »

« Le préfet nous dit qu’il faut des tuyaux plus petits »

Frédéric Alfos, responsable de l’ASTI à Bordeaux, rit jaune à la vue des chiffres du gouvernement : « Je vois passer 4 obligations de quitter le territoire français par semaine. Dire qu’il y en a 12 dans l’année, c’est que dalle et c’est faux ! Les contrôles ont fortement augmenté ces dernières années et avant même l’Etat d’urgence. »

D’après Ahmed Serraj, référent à l’association Le Boulevard des Potes à Bordeaux, « il n’y a pas plus et pas moins d’immigrés en France qu’avant. On n’est pas envahis, c’est une illusion médiatique. Ceux qui sont en rétention administrative ce sont des gens qui n’ont pas entamé de démarches de régularisation.»

Devant l’entrée de l’ASTI ce mercredi après-midi, un homme est particulièrement impatient. Moka* 33ans est arrivé du Cameroun en 2014, il attend désespérément depuis mars une lettre de la préfecture. Il espère que sa demande de titre de séjour va aboutir. Sous traitement, c’est son médecin qui lui a recommandé de se tourner vers l’association bordelaise pour obtenir ses papiers.

« Aujourd’hui si tu ne travailles pas, tu fais comment ? Pour travailler, sans titre de séjour, c’est la galère. J’ai peur des contrôles. Alors pour vivre je vais aux Restos du cœur, je fais la manche, je me tourne vers d’autres immigrés africains. Beaucoup de monde a peur de l’expulsion. »  À l’ouverture des portes du local associatif, Moka s’engouffre silencieusement avec une trentaine d’autres homes et femmes dans l’étroit couloir de l’ASTI. Lui ne va pas au bout de la coursive rejoindre la salle où est apportée l’aide juridique. Il prend la première porte à gauche, à la salle du courrier. Une lettre l’attend. Malheureusement pour lui ce n’est pas la préfecture. Il ressort déçu, exaspéré et résigné à devoir prendre son mal en patience.

Un phénomène qui alarme : les enfants maltraités

De tous les chiffres de la délinquance en Gironde, le plus déroutant reste celui de l’évolution de la « violence, mauvais traitements et abandons d’enfants », au sujet duquel aucun organisme n’a pourtant souhaité s’exprimer dans le cadre de cette enquête.

L’explosion du nombre de faits de violence sur enfants enregistrés par la police et la gendarmerie en Gironde peut s’interpréter de deux façons. Soit les faits de maltraitance sont de plus en plus nombreux au cours de cette période, ce qui soulève un défi de société majeur. Soit les faits sont beaucoup plus souvent dénoncés. Les nombreuses campagnes de sensibilisation, les différentes associations qui se mobilisent sur le terrain aux côtés des familles et l’action du Département laisse à penser que les langues se sont déliées en 20 ans sur ce qui constitue encore un tabou dans la société.

* Le prénom a été changé

Enquête réalisée par Benjamin Aguillon

Lire le making-of de cette enquête